Le « Molière » d’Ariane Mnouchkine. Peut-on être un artiste d’État ?

Serge Proust

Chapitre d'ouvrage de Serge Proust in Retours sur Molière, Hermann, 2022.

Alors que les textes de Molière constituent une part marginale de son travail de metteuse en scène, Ariane Mnouchkine propose, au début des années 1970, un long film de 4 heures consacré à la "biographie" de celui-ci. Ce film a connu un véritable succès public et a donné lieu à une longue exploitation. Certes, Molière est au cœur de la langue nationale et constitue un des auteurs majeurs du théâtre français du XVIIe siècle considéré maintenant comme classique. Mais, la perspective de l’article est toute autre. Elle tend à considérer ce film comme une manière, pour Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil, de penser, dans la conjoncture post-1968, le rapport à l’État. Dans cette période, la croissance du ministère de la Culture permet le développement d’un important théâtre public. Mais, dans le même temps, elle s’accompagne de conflits politiques avec la direction de ce ministère au centre desquels se situe souvent le Théâtre du Soleil.

Sous les doubles figures centrales de Molière et de Louis XIV, ce film met progressivement en scène la tension structurelle entre l’État et les artistes. Devenu artiste bénéficiant de la protection royale, Molière peut véritablement proposer des spectacles, maintenant vécus comme des chefs-d’œuvre, et échapper aux contraintes d’un théâtre populaire. Mais, dans le même temps, il reste dépendant du bon vouloir du Roi ; c’est pourquoi le film privilégie l’interdiction royale de la 1ère version du Tartuffe et ignore le soutien ultérieur et décisif du Roi. Ainsi, pour reprendre des catégories actuelles, si l’État est une des conditions décisives d’un théâtre d’art, échappant aux contraintes hétéronomes, il en est en même temps un des ennemis les plus puissants.

Une part de l’autorité morale et politique toujours actuelle d’Ariane Mnouchkine, par delà les aléas des jugements esthétiques, repose précisément dans sa manière dont elle maintient, depuis plusieurs décennies, dans ses spectacles comme dans ses engagements publics, un rapport conflictuel avec cet État, la Cartoucherie de Vincennes constituant régulièrement un espace de mobilisation, et bénéficiant selon un analyste, au moins dans les années 1970, d’une forme « d’extra-territorialité gauchiste ».

En savoir plus : présentation de l’ouvrage disponible sur le site Web de l’éditeur